Lettre ouverte aux directeurs de marketing des firmes pharmaceutiques et à leurs représentants médicaux, écrite par des médecins genevois, du fond de leurs cabinets médicaux.

 

 

Mesdames, Messieurs,

Commençons par parler « gros sous », car c’est un langage qui vous sera certainement plus familier. Prenons un médecin moyen, qui reçoit environ 2 à 4 représentants médicaux par semaine. S’il les reçoit courtoisement, l’entretien dure forcément un certain temps. Ce temps correspond pour nous à du travail gratuit. Nous avons calculé ce temps, et rapporté à une année, nous avons constaté qu’il amputait notre budget d’une baisse de chiffre d’affaire dans une fourchette de 5000fr. à 10 000fr..Cela, c’est des « petits sous » pour vous, mais, pour nous, c’est des « très gros sous » ! (Vous savez bien que nous ne fonctionnons pas avec le même nombre de zéros que vous…)

Or, que nous apportent en échange vos représentants pharmaceutiques ? Pour les représentants-hommes, leurs charmantes cravates et leurs sourires bronzés, pour les représentantes, leur charme indéniable et leurs compliments doux aux oreilles. Ce qui, je vous l’accorde, nous repose un moment de notre métier bien stressant…

Là où cela se corse, c’est quand ces charmantes personnes commencent à déployer sous nos yeux blasés, quantités de papiers glacés, avec de beaux dessins couleur fluo, tout en se mettant à nous réciter par cœur, un discours dont ils sont persuadés qu’il est scientifique,…et qui se termine toujours par la conclusion évidente que leur médicament Ajax est supérieur au médicament Omo de leur collègue de la firme concurrente qui viendra nous voir demain.

C’est là que notre esprit de médecin scientifique subit comme un blocage : les doctoresses se mettent à réfléchir tout bas à leur liste de commissions à faire avant de rentrer pour s’occuper des enfants, et les docteurs à tout ce qu’il leur reste à faire au jardin avant l’hiver ou à leur prochaine partie de tennis !

Trêve d’ironie, c’est un peu restreint, Mesdames, Messieurs les jeunes directeurs de marketing, habitués que vous êtes à vendre tout et n’importe quoi de la même manière, puisque vous êtes sortis des mêmes écoles de marketing que ceux qui vendent…des savonnettes, par exemple. Non, vraiment c’est un peu court jeunes gens! On pourrait imaginer…bien des choses en somme…

Ce n’est pas que nous ne voulons plus recevoir vos visiteurs médicaux. Ce n’est pas, comme d’aucun l’ont suggéré que nous voulons être dédommagé au prix du temps de la consultation : il ne faut pas tout mélanger !

Mais si nous réfléchissons un peu: comment vos représentants pourraient-ils nous aider vraiment ?

D’abord, qu’ils arrêtent de faire de la science, car ils n’en sont pas capables, et rien n’est plus énervant pour un connaisseur que d’entendre un néophyte ânonner des bêtises d’un air assuré.

Ensuite, puisque dans cette société marchande, il semble qu’il faille à tout prix faire un peu de publicité pour survivre , pour cette fois, nous allons faire dans le compromis. Et puis, ces représentants médicaux, qui reviennent, d’année en année, on s’y attache, et on n’a pas envie de demander des choses extravagantes, comme la disparition de leur profession. Ce serait encore des chômeurs à soigner, et on en a déjà assez !

Non, il faudrait, Mesdames, Messieurs les Directeurs de Marketing, que vous les formiez à être crédibles, c’est à dire à connaître leurs limites.

D’ailleurs, les plus anciens d’entre eux le font déjà spontanément, car ils savent que c’est ce qui marche le mieux. Que savent-ils que nous ne sachions pas ? Le nom de certains médicaments oubliés, ou qui viennent de sortir, le type d’emballage, les changements de galéniques (couleur et forme du médicament), le fonctionnement de tel nouveau spray, etc. toutes choses, pas très glorieuses peut-être, mais fort utile en pratique pour le dialogue avec nos patients en vue d’une meilleure observance du traitement prescrit. C’est très concret, et cette connaissance-là, qui n’est pas écrite dans nos revues scientifiques, nous  est utile tous les jours pour répondre aux questions et angoisses des patients devant un nouveau médicament.

Mesdames, Messieurs les Visiteurs, montrez-nous vos produits concrètement, enseignez nous ce que vous savez vraiment. Et laissez de côté ce qui demande 15 ans d’étude pour être compris, car nous nous informons ailleurs suffisamment.

 

Et puis les CADEAUX, alors ? Terrain mouvant.

Hum ! Est-ce bien légal ?…Même depuis la nouvelle Loi Fédérale sur Les Produits Thérapeutiques (LPTh), qui est entrée en vigueur le 1.1.2002,  concrètement le problème de ce qui est légal ou non en matière de cadeaux reste encore assez flou. Selon l’Art. 33 LPTh, alinéa 3a : « Sont admis les avantages matériels de valeur modeste et qui ont un rapport avec la pratique de la médecine ou de la pharmacie ».

A vrai dire, il nous semble que dans toute société, les cadeaux ont toujours entretenu de bonnes relations entre les gens, dans les liens d’amitié, d’affaire, de voisinage, etc… Seulement, il faut que ce soit de vrais cadeaux, donnés de temps en temps, et qui fassent vraiment plaisir. Sinon cela rate son but et ne fait qu’irriter ceux qui les reçoivent. Espérons qu’avec la nouvelle loi, nous verrons disparaître ces tonnes de gadgets stupides que vous envoyez tous les jours aux 25 000 docteurs suisses, et qui n’ont rien à voir avec la médecine ; cela va de la bouée pour avoir son Natel à portée de main à la piscine, des légumes pour la soupe de l’Escalade (arrivés …pourris, évidemment ), du spray d’huile à dégripper les serrures… et nous en passons et des meilleures.

Les Directeurs en Marketing pensent-ils vraiment que les médecins sont comme des enfants, heureux de recevoir leur cadeau-McDo quotidien ? Savent-ils que tous ces gadgets ridicules filent souvent, non ouverts par manque de temps,  directement remplir la corbeille à papier et ne servent qu’à donner plus de travail à notre femme de ménage ? Il en va de même du demi-kilo quotidien de publicités pharmaceutiques en papier glacé, qui encombrent nos boîtes aux lettres. Récemment vous avez même eu l’idée d’y glisser un euro encastré dans le carton : je me demande combien de milliers …d’euros, passés inaperçus, ont ainsi filé directement à la poubelle ?…

 

Depuis quelques années, nous recevons aussi presque chaque jour, des revues (toujours papier glacé couleur, assez épais), sur des sujets médicaux divers : la dépression, l’ORL, le diabète, l’hypertension, etc.., toutes les spécialités y passent. Ces journaux, publiés par vos firmes pharmaceutiques, sont remplis d’études dont les protocoles n’ont rien de scientifiques, d’affirmations de tel ou tel « spécialiste » plus ou moins connu, citations de congrès sorties de leur contexte, etc...  Ces revues ont l’air scientifique, mais n’en ont malheureusement pas la chanson…elles filent, de même non ouvertes, à la corbeille à papier. (Pauvre femme de ménage, qui gagne 10 fois moins de l’heure que ce qu’elle doit jeter, inutilisé aux ordures…)

Ces journaux pseudo-scientifiques nous convainquent d’autant moins, que nous y retrouvons souvent les pseudo-études auxquelles nous avons nous-mêmes participé ! En effet, il est très à la mode depuis longtemps que vous nous proposiez, par gentillesse, des études à effectuer dans notre cabinet, sur nos patients, soi-disant pour tester un nouveau médicament. En fait, vous et nous, savez bien qu’il s’agit d’études dites de marketing, dont le protocole simpliste ne permet de rien prouver de nouveau. Alors pourquoi ces études ? Parce que vous savez que la mémoire humaine est ainsi faite, que si l’on prescrit 10 fois de suite le même médicament pendant 3 mois pour l’étude…on aura tendance à continuer à le prescrire par la suite. Mais comme ce genre d’étude nous demande un peu de travail , vous nous rémunérez avec amabilité ( entre 50 et 100fr. par cas…). Nous, nous savons que ce sont des études bidons, qui iront une fois sur deux à la poubelle. Par manque de temps, et désintérêt, il nous arrive très souvent de cocher n’importe quoi, et surtout de ne jamais donner le médicament aux patients ,( par prudence, car on connaît bien maintenant les risques actuels des nouveaux médicaments mis ainsi sur le marché sans avoir été suffisamment testés).!Alors quand ces études de marketing paraissent dans vos journaux de marketing, vous voyez comme on rigole !

Dernière ( ?) en date de vos idées cadeaux : ce sont les concours. Il suffit de cocher pour répondre à 3 questions concernant votre médicament. Les réponses étant en général déjà données dans un court texte publicitaire attenant. Après, on poste (gratuitement) le carton, et un médecin sur 25 000 est sensé recevoir une caméra vidéo digitale (bas de gamme !) et 350 autres docteurs un porte-clé pour ouvrir les caddies. De la pub digne des Kellogg’s crispies. Autant vous dire que ce genre-là, « Grattez ! C’est gagné ! », même si certains ont pu répondre la première fois par curiosité, les médecins la reçoivent comme une véritable insulte. Insulte à leur formation scientifique, à leur âge, à leur statut social, au sérieux des lourdes responsabilités inhérentes à leur métier.

 

Bien. Il nous semble que les choses sont claires quand aux cadeaux qui ne nous plaisent pas. Comment faire, alors pour nous mettre de bonne humeur, et bien disposés vis-à-vis de vos produits et de vos représentants ?

Nous pensons que la nouvelle LPTh donne déjà une partie de la réponse.

Si vraiment vous vous sentez coupable de nous faire perdre quand même un peu de notre temps, si vous avez besoin de plus de frais de représentation à déduire dans votre bilan, et que vous tenez absolument à nous donner une petite compensation amicale, alors nous vous suggérons de procéder comme suit. De temps en temps, demandez-nous si nous n’aurions pas besoin d’un objet médical d’une certaine valeur, utile pour notre cabinet et nos patients, d’un vrai livre non publicitaire assez cher et venant de paraître, etc.. Cela correspond exactement aux critères de la nouvelle loi, et ne vous coûtera pas plus cher que les tonnes de choses inutiles pré-citées. Les patients en bénéficieront aussi.

 

Selon la nouvelle loi LPTh, la quantité de boîtes de médicaments gratuits est maintenue et doit rester modeste. Cela nous semble juste, car ils nous servent surtout à commencer un traitement chez un patient en dehors des heures d’ouverture des pharmacies, ou seul à la maison. Dans ce cas les starters ne  nous semblent pas judicieux, car ils ne couvrent même pas les 2 ou 3 premiers jours souvent nécessaires. Une ou deux boîtes entières seraient plus utiles. Avec l’expérience, ce sont surtout les starters que l’on jette périmés et jamais utilisés. Ceci est d’autant plus vrai pour nos patients nécessiteux, qui eux, ont besoin qu’on leur donne gratuitement un traitement complet. Or depuis la nouvelle loi, certaines firmes refusent de nous remettre des quantités suffisantes de médicaments gratuits pour les patients nécessiteux, ce qui se faisait couramment auparavant, et relève de la pure charité.

 

En ce qui concerne les congrès médicaux. Vous savez bien qu’il en existe de deux sortes. Les grands congrès internationaux de spécialités ou même de médecine interne ou générale, qui sont d’un assez bon niveau scientifique car organisés par des comités universitaires et sponsorisés par de multiples firmes. Ils  rassemblent des spécialistes de diverses nationalités et apportent une contribution plus variée et complète à la réflexion médicale. Participer à ces congrès revient très cher : voyage, hôtel, prix d’inscription élevé, manque à gagner,…Mais on y apprend souvent bien des choses utiles aux patients, même lorsqu’on est interniste ou généraliste, car cela nous permet de mieux creuser un sujet de temps en temps.

L’autre type de réunion médicale consiste en ces soirées sur un thème ou un médicament, qui donnent des points pour notre formation continue exigée par la FMH, mais qui sont en fait des concentrés de publicité puisque les orateurs sont des spécialistes de notre ville, qui sont « payés » par vos firmes, et qui ne peuvent donc décemment pas dire vraiment toute la vérité sur vos produits. En effet, contre leur prestation, vous les invitez en général à un congrès international de leur spécialité.

Ce que nous vous proposerions, c’est de renoncer à ces colloques-marketing, suivis de repas en général d’un niveau gastronomique très moyen, ou d’une quelconque course en raquettes, ou d’une dégustation de vin, etc.... Cela éviterait à nos confrères spécialistes de jouer les clowns devant nous pour gagner leur billet pour les congrès internationaux.

A la place  de tout ce cirque hypocrite, vous pourriez, comme le suggérait le Docteur Bourrit, Président de L’Association des Médecins de Genève, (Lettre de l’AMG de Septembre 2001) revenir à l’ancienne habitude du mécénat. Car, quoiqu’en pense encore la majorité de la population, qui est restée sur une vision du médecin riche privilégié appartenant à une profession libérale, la majorité des médecins est en voie de précarisation, son revenu n’a pas augmenté depuis 15 ans, et les caisses maladies, avec leurs attaques féroces prévoient, comme pour les pharmaciens, au moins 20% de faillites ces prochaines années).

Mais qu’est-ce qu’un mécène ? C ‘est «  une personne riche et généreuses qui aide les artistes ». A notre connaissance la médecine, même scientifique, reste encore un art. Mesdames, Messieurs les Directeurs en Marketing des firmes pharmaceutiques, maintenant que ce sont à vos firmes qu’appartiennent les  droits et les devoirs de ceux qui possèdent les richesses du monde, pourquoi n’auriez-vous pas l’élégance de l’ancienne noblesse ? Pourquoi ne joueriez-vous pas les mécènes ?  Aidez donc ceux qui pratiquent l’art de la médecine , spécialistes et interniste-généralistes confondus, à s’informer mieux dans les congrès internationaux des Fédérations Médicales, qu’ils n’ont pas les moyens de se payer autrement.

Mais non ! Quels naïfs sommes-nous ? Nous ne sommes plus aux temps féodaux où les nobles se sentaient avoir des « devoirs » envers les plus pauvres. Dans ce système néolibéral de transnationales, c’est seulement le profit, la guerre pour le profit, le profit le plus grand, le plus vite. Mécénat ? Que néni ! Avez-vous même assez de culture dans cette jungle pour savoir ce que ce mot signifie ? Dans ce monde où tout est chosifié, vous préférez nous étouffer sous des monceaux de pub, nous manipuler à qui mieux mieux, pour pouvoir nous soutirer le plus de prescriptions possible. Las ! Revenons sur terre en 2002, foin du mécénat. Devant votre «  Pieuvre Publicitaire », il nous faut surtout demander un changement radical : l’interdiction de toute publicité pour les médicaments.

Les finances d’inscription pour les congrès devraient être minimales, afin de permettre à nos collègues des pays moins nantis de pouvoir accéder à l’information et aux échanges internationaux ; et les frais annexes déductibles de nos frais généraux en totalité, dans la mesure où notre formation permanente exige notre participation à un certain nombres de congrès chaque année, selon le nouveau règlement de la FMH.

 

L’interdiction de toute publicité pour les médicaments ? Comment oser ? Et pourtant, oui ! Oui, il faut bien dire que, pour un nombre toujours plus grand de médecins, ainsi que pour la majorité de la population, il ne devrait pas exister de publicité pour les médicaments. Les patients ne savent pas toute la pub que nous recevons, et quand on la leur montre, ils sont absolument…abasourdis, et…scandalisés. Ils ont raison : si l’on y réfléchit vraiment, c’est une pratique foncièrement immorale. Des gens incompétents en la matière (des publicitaires), mettent toute leur énergie à convaincre, par des procédés manipulatoires, faisant appel à des comportements psychologiques bien connus mais n’ayant rien à voir avec un raisonnement médical,  des médecins et bientôt peut-être des patients, à prescrire ou à consommer des médicaments, sans tenir compte le moins du monde qu’il s’agit de produits dangereux pouvant être à l’origine de décès humains. C’est en fait criminel de créer des marchés en poussant la population des pays riches à consommer de plus en plus de médicaments dont l’utilité n’est pas toujours prouvée, loin de là, alors que les pays pauvres manquent cruellement de médicaments indispensables.

Actuellement vos dépenses annuelles pour le marketing correspond à plus du double de celles investies dans la recherche. Il suffit d’aller visiter vos sites internet pour constater que la publicité correspond au plus gros des postes de votre budget annuel.

Mesdames, Messieurs les Directeurs de Marketing des firmes pharmaceutiques, vous avez dorénavant bien à faire pour redorer votre blason, malgré certains vrais progrès indéniables dans la recherche, mais bien trop rares par rapport à la somme d’argent brassée.

 

PS : Enfin un dernier mot. Vos représentants médicaux sont actuellement beaucoup trop nombreux (en France, un visiteur médical pour trois médecins généralistes) . Si on les voyait tous, on aurait plus de temps à donner aux patients, et vos visiteurs encombrent nos lignes téléphoniques, empêchant le travail de nos assistantes…

 

 

 

Bibliographie :

 

-La pieuvre publicitaire. Ignatio Ramonet. Le monde diplomatique. Mai 2001

www.monde-diplomatique.fr

 

-Le livre noir de la pub. Quand la communication va trop loin. Florence Amalou. Stock 2001

 (surtout le chapitre 3 : Le patient est un consommateur comme les autres).

 

 

 

 

 

 

Septembre Blanc

Groupe de médecins contre la mondialisation néolibérale.

 

Contact : septembre.blanc@freesurf.ch